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Gratuité de l’enseignement supérieur 2 : Quel horizon pour la réforme lancée par le Mexique ?

Gratuité de l’enseignement supérieur 2 : Quel horizon pour la réforme lancée par le Mexique ?
Par Samia Boudjelloul
17.05.2023

Le Mexique enregistre un véritable décrochage entre l’accès de sa jeunesse aux études supérieures et son niveau de développement. En effet, seuls 45,7 % des 18-22 ans étaient inscrits dans un établissement d’enseignement supérieur en 2020, lorsque la valeur médiane des taux d’accès pour sept des pays de la zone Amérique latine était de 69 % (étude Paxter, pays concernés : Argentine, Brésil, Colombie, Chili, Mexique, Pérou et Uruguay). Cette photographie révèle sans ambiguïté l’existence d’un sérieux défi en matière de démocratisation de l’accès au supérieur.  

Le président Andrés Manuel López Obrador (mandature 2018-2024) a choisi, dès son entrée en fonction, d’afficher le sujet comme l’une de ses priorités. L’angle d’attaque adopté, à l’instar de plusieurs des pays de la zone Amérique latine depuis une décennie (voir le récent article de Paxter sur la réforme de la gratuité au Chili), est double : l’enseignement supérieur fait partie des droits humains et doit, à ce titre, être rendu gratuit. En mai 2019 a ainsi été votée une réforme de l’article III de la Constitution fédérale des États Unis du Mexique, laquelle a gravé dans le marbre deux grands principes pour l’enseignement supérieur : obligatoriedad et gratuidad. La loi générale pour l’enseignement supérieur du 20 avril 2021 a défini précisément ces termes, et a posé le cadre d’application de cette réforme. Dès lors que l’accès à l’enseignement, entendu au sens le plus large (du preescolar au supérieur), est érigé au rang de droit, l’obligatoriedad s’entend comme l’obligation des pouvoirs publics de garantir aux citoyens l’exercice de ce droit à l’enseignement supérieur. La gratuidad est quant à elle définie comme l’ensemble des actions que prendra l’État pour, d’une part, éliminer progressivement les frais jusqu’alors perçus de la part des étudiants par les établissements d’enseignement supérieur publics et, d’autre part, consolider la situation financière de ces institutions, qui se verront, à terme, privées de ces ressources directes. La loi prévoyait le lancement du processus de mise en gratuité pour la rentrée 2022-2023, de manière progressive.

Cette réforme, qui a provoqué moult remous au sein de la société mexicaine en général, et de la communauté éducative en particulier, pose des questions fondamentales. Premièrement, l’élimination des frais d’inscription et de scolarité est-elle un outil véritablement efficace au service de la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur ? Rien n’est moins sûr, surtout dans des sociétés fortement inégalitaires au sein desquelles les critères socioéconomiques et ethniques se recoupent en matière de distribution des revenus. Une telle réforme ne peut avoir de sens que si elle s’inscrit dans le cadre d’une réflexion systémique sur les mécanismes de sélection sur l’ensemble de la chaîne éducative, y compris ceux qui relèvent de l’autocensure. Deuxièmement, cette décision implique que les autorités publiques aient ou se donnent les moyens non pas seulement de maintenir le niveau de ressources ante réforme des établissements supérieurs, mais de l’augmenter de manière proportionnelle à la croissance des effectifs du supérieur – qui est dynamique, indépendamment des effets probables ou moins probables de la réforme. En effet, seuls des budgets en forte croissance permettraient d’éviter le risque que la massification de l’accès à l’enseignement supérieur aille de pair avec le développement d’une offre éducative publique de mauvaise qualité et peu pertinente au regard des besoins de l’économie réelle. 

Le défi interroge, quand on connait la situation de sous-financement chronique dont souffre au moins une partie de l’appareil supérieur public :  au tournant de la dernière décennie, 11 universités publiques estatales (émanations des États fédérés) sur 34 se trouvaient ainsi en situation d’insolvabilité… Dans le même temps, d’importants efforts ont été déployés depuis une vingtaine d’années pour améliorer le maillage du territoire, qui ont conduit à la création d’un grand nombre de nouveaux établissements publics (universités interculturelles, universités polytechniques et, depuis 2018, universités Benito Juárez García). Autant de nouveaux pôles de formation qu’il faut financer, et pour lesquels il n’existe en outre pas à l’heure actuelle la réserve nécessaire d’enseignants formés au niveau requis. Or, la loi du 20 avril 2021 dispose que « l’État fédéral et les entités fédératives concourront à la mise en œuvre progressive, en fonction des disponibilités budgétaires, de l’obligation de garantir l’accès à l’enseignement supérieur et au principe de gratuité de l’enseignement » (article 62. Les italiques sont de l’auteure). En l’absence d’engagements financiers de la part de l’État, le risque est grand que cette réforme reste lettre morte.

Dans tous les cas, les moyens financiers possiblement engagés sont fort susceptibles, on le comprend, de ne pas être à la hauteur des enjeux. Dès lors, ne risque-t-on pas de voir les établissements publics subir une perte de qualité qui conduirait à identifier les bonnes institutions du secteur privé comme des lieux à privilégier plus que jamais par les familles ? Si tel était le cas, une réforme pensée pour donner à chacune et chacun sa chance conduirait finalement au creusement des inégalités. Pire encore : créer un appel d’air en direction d’un enseignement supérieur dégradé et en décrochage par rapport aux besoins réels du pays reviendrait à fomenter des espoirs déçus chez des jeunes qui auraient investi plusieurs années de leur vie dans des études supérieures pour finalement se retrouver au chômage ou à des postes pour lesquels ils seraient surqualifiés. Un risque sociétal majeur, dont les révolutions arabes de la décennie passée avaient révélé le potentiel explosif : dans les pays où elles ont eu lieu, le taux de chômage des jeunes diplômés était en moyenne supérieur de 50 % au taux de chômage des jeunes pris dans leur ensemble. 

Lisez l'Essentiel Paxter consacré au pays : "L'enseignement supérieur au Mexique"
Par Samia Boudjelloul
17.05.2023