En 2011, un mouvement social de très grande ampleur paralyse, durant plusieurs mois, les principales universités chiliennes, sous le mot d’ordre gratuidad y calidad (gratuité et qualité). C’est la conséquence de trois décennies de désengagement de l’État de l’enseignement supérieur, qui ont poussé le système à ses limites. De nombreuses universités publiques se sont endettées auprès des banques, sans pour autant réussir à éviter la détérioration progressive de leurs infrastructures et équipements. Mais surtout, les frais de scolarité, qui servent de variable d’ajustement face à l’insuffisance des subventions publiques, ont atteint des niveaux très élevés : selon l’OCDE, une année de licence ou équivalent dans le public coûtait environ 7 000 dollars en moyenne en 2010, alors que seuls 40 % des étudiants recevaient un soutien financier de l’État (bourse ou prêt). Tel est le bilan de la libéralisation dérégulée du secteur mise en œuvre par le régime d’Augusto Pinochet (1973-1990) à partir de 1981.
Élu en 2014, le gouvernement Bachelet 2 engage une vaste réforme du système éducatif. Pour le supérieur, il décide d’ériger l’accès aux études au rang de droit social et renoue avec le principe de la gratuité des universités tel que pratiqué dans le pays avant 1981, c’est-à-dire s’appliquant aux étudiants qui n’ont pas les moyens de payer leurs études. À partir de 2016, un dispositif est ainsi mis en place qui permet aux universités éligibles d’exonérer d’abord les 50 puis les 60 % de leurs étudiants les moins riches du paiement des frais de scolarité. Toutes les universités publiques y participent. Pour le secteur privé, la participation repose sur le principe du volontariat, avec des conditions d’éligibilité académiques exigeantes qui garantissent le caractère d’intérêt général des universités volontaires, ainsi que leur engagement en faveur de l’égalité d’accès. Elles doivent, entre autres conditions d’excellence et d’engagement social, compter au moins 20 % d’étudiants appartenant aux quatre déciles de revenus les moins élevés.
La principale vertu de cette réforme tient au changement de paradigme qu’elle a introduit. Pour la première fois, en effet, un traitement différencié est réservé par les pouvoirs publics aux établissements d’enseignement supérieur à but non-lucratif, les seuls à pouvoir prétendre intégrer le dispositif, et les autres. Au 1er janvier 1981, quand le secteur est libéralisé, le pays compte 25 universités, 16 publiques et 9 privées, toutes regroupées au sein du Conseil des recteurs des universités chiliennes (CRUCH). La possibilité donnée à partir de cette date à des opérateurs privés de créer des établissements à des conditions peu exigeantes s’assortit de la non-éligibilité de principe de toutes les universités nouvellement créées aux financements publics – financements dont les membres du CRUCH, qui sont les plus reconnus du pays, bénéficient au contraire de droit. Ce secteur privé « hors CRUCH » a connu une croissance exponentielle : c’est lui qui a absorbé la très forte montée en puissance des effectifs, multipliés par près de 7 entre 1982 et 2011 (de 158 117 étudiants à 1 061 527 selon l’UNESCO). À titre comparatif, les effectifs du supérieur n’ont fait « que » doubler en France sur la période. Or, ce groupe des institutions non-subventionnées est hautement hétérogène. Schématiquement, une poignée d’universités d’excellent niveau se trouve noyée dans une masse d’établissements délivrant un enseignement de qualité moyenne voire médiocre, et ce d’autant plus que le système d’assurance qualité du pays a été caractérisé par de sérieux dysfonctionnements sur la période. Surtout, dans la pratique, nombre de ces institutions ont de fait une fin lucrative, en parfaite violation du cadre législatif chilien. Il était donc urgent de déplacer le critère de la reconnaissance des institutions de l’appartenance au CRUCH vers celui de la nature et de la qualité du service proposé.
Un réel progrès, donc, en matière d’assurance qualité et de visibilité donnée aux étudiants sur l’offre disponible, dans un pays où plus de neuf jeunes sur dix accédaient à l’enseignement supérieur en 2020, mais dont une bien moindre part accède à un diplôme véritablement reconnu. Plus compliquée est la question des retombées sur la gestion des universités participant au dispositif, qui les prive d’une large part de leur marge de manœuvre. Celui-ci repose sur le paiement direct par l’État aux institutions concernées des droits de scolarité des étudiants qui en sont désormais exemptés. Les pouvoirs publics fixent un plafond pour ces droits, sur la base de ce qu’ils évaluent être les besoins des universités. Or, le mode de calcul adopté est très critiqué par le monde universitaire pour sa focalisation sur les coûts d’enseignement, sans prise en compte suffisante de l’activité de recherche et des coûts de développement. Dès lors que les compensations sont en-deçà des réalités, soit la qualité des universités participantes est menacée à moyen terme, soit on risque d’assister, par effet de compensation, à une augmentation intenable du coût de la scolarité, qui pèsera alors démesurément sur les 40 % les plus fortunés des effectifs étudiants. En 2019, le coût d’une année de premier cycle long dans le secteur public avait déjà atteint 8 317 dollars – soit une augmentation de 16 % par rapport à 2010 Ce chiffre plaçait le Chili au 3e rang des pays membres de l’OCDE, derrière le Royaume-Uni (12 330 $) et les États-Unis (9 212 $). On voit bien que la réforme a continué d’alimenter cette spirale à la hausse. Les étudiants chiliens solvables n’auront-ils pas un intérêt rationnel, à partir d’un certain point, à aller poursuivre leurs études à l’étranger ?
Enfin, est-ce une réforme équitable ? Le fait d’avoir choisi de concentrer la gratuité sur les moins fortunés fait la force de cette réforme, qui traite les étudiants différemment en fonction de leur situation économique, sans priver les universités des ressources des foyers qui peuvent contribuer à leur fonctionnement. Mais que se passe-t-il en amont ? Pour évaluer l’impact possible de la réforme en matière de justice sociale, il est fondamental de se pencher sur l’articulation entre le secondaire et le supérieur, dans un pays où aucun examen national ne vient sanctionner la fin du cycle secondaire. Le point-clé tient au fait que les meilleures universités chiliennes sont sélectives, et que le sistema único de admisión qu’elles partageaient jusqu’en 2020-21 a longtemps démesurément avantagé, dans la réussite des épreuves d’admissibilité, les candidats ayant fréquenté un établissement secondaire privé, et donc payant. D’importants efforts ont, depuis 2013, été concentrés sur l’évolution des critères de sélection. Parmi les évolutions significatives, il convient de mentionner la prise en compte, à côté des résultats obtenus aux examens d’entrée, d’un puntaje ranking qui permet de contextualiser les résultats du secondaire par rapport au type d’établissement fréquenté : la moyenne des notes avec lesquelles chacun des cours du secondaire a été validé par le candidat est mise en relation avec la moyenne historique de ces notes d’une part, et avec la moyenne historique la plus élevée d’autre part, calculées sur trois générations au sein de l’établissement fréquenté. Ce rééquilibrage en faveur d’une plus grande équité est d’autant plus effectif que la pondération minimale des résultats obtenus aux épreuves d’admissibilité est passée de 50 à 30 %, et qu’une habilitation dérogatoire a été mise en place pour les candidats se situant parmi les 10 % les meilleurs de leur « lycée ». Le système d’admission, dans sa dernière mouture, a été rendu opérationnel en 2021. S’il est encore trop tôt pour en apprécier les effets, on peut d’ores et déjà affirmer que les conditions d’une amélioration ont été posées par l’inscription de cette réforme de la gratuité partielle dans le cadre d’une réflexion systémique sur le système éducatif chilien.
Ce détour par le Chili vient nourrir nos réflexions françaises sur les conditions de l’accès à l’enseignement supérieur, en révélant tout autant les possibles injustices des formes d’accès sélectif au supérieur de qualité que la possibilité de cheminer intelligemment pour les corriger, tout en interrogeant en contrepoint sur l’intérêt d’un accès massif à des établissements de niveau médiocre dont les diplômes ne conduisent pas à l’emploi.