Les pays les mieux positionnés au classement dit « de Shanghai » sont hautement attractifs. Cette affirmation est vraie, puisque sur les dix pays les mieux classés dans l’édition de 2018 (États-Unis, Chine, Royaume-Uni, Allemagne, Australie, Canada, France, Japon, Italie et Pays-Bas), les huit premiers figuraient en même temps parmi les dix premières destinations des mobilités étudiantes internationales (les deux derniers étant respectivement 21e et 12e parmi les pays d’accueil). C’est particulièrement vrai pour les États-Unis, qui arrivaient, de très loin, en tête du classement avec 139 universités sur les 500 mieux notées, tout en captant plus de 17 % du flux mondial des étudiants mobiles (987 314 étudiants accueillis selon l’UNESCO). Faut-il en conclure que le ranking d’un pays dans le classement de Shanghai est un facteur d’attractivité déterminant pour les mobilités estudiantines ? C’est un présupposé très largement répandu dans les milieux gouvernementaux et universitaires, par lesquels le classement des institutions est souvent perçu comme un moyen de mieux se positionner vis-à-vis des flux d’étudiants internationaux – entre autres gains escomptés. Pour l’interroger, il est ici proposé de partir du nombre d’étudiants internationaux accueillis par chaque pays et d’explorer le lien statistique entre cet accueil et la position du pays dans le classement de Shanghai.
Y a-t-il ou non une corrélation entre les rangs d’un pays dans ces deux classements ? En axe horizontal figure le nombre d’universités du pays dans le top 500 du classement de Shanghai ; en axe vertical, le nombre d’étudiants étrangers accueillis dans le même pays.
En modélisant avec la totalité de l’échantillon de 36 pays, on trouve une corrélation élevée. Le coefficient de détermination (R²) est en effet de 0,76, ce qui tend à indiquer que les trois quarts de la variation de l’attractivité internationale seraient corrélés au classement de Shanghai :
Toutefois, les États-Unis apparaissent comme un cas unique à plusieurs égards : par ses deux chiffres très élevés et par son positionnement quasiment sur la courbe. Que se passe-t-il si l’on considère le même groupe de pays à l’exception des États-Unis, soit 35 pays ?
Le coefficient de détermination diminue presque de moitié, en chutant à 0,45 – ce qui reste néanmoins significatif. On s’aperçoit dès lors que les États-Unis font largement la corrélation. Or :
- le classement de Shanghai est calibré, dans ses critères de notation, sur les caractéristiques des grandes universités étatsuniennes scientifiques, ce qui explique de façon presque mécanique que le pays compte 139 établissements dans le top 500 mondial ;
- l’attractivité considérable et prédominante du système universitaire étatsunien a largement préexisté au classement de Shanghai, apparu au début des années 2000, et ce pour de multiples raisons : réputation de ces universités, grande qualité de l’expérience vécue par l’étudiant, porte d’entrée vers une immigration qualifiée dans la première puissance économique mondiale, représentations liées au « rêve américain », etc.
Autrement dit, le positionnement de l’Oncle Sam sur la courbe n’est pas le fruit d’un lien de causalité : les États-Unis sont attractifs parce que leurs universités ont toujours eu la meilleure des réputations, et le classement de Shanghai a choisi des critères qui leur étaient favorables par construction. La corrélation apparaît donc surtout comme une conséquence des critères retenus.
Pour ce groupe de pays amputé des États-Unis, 55 % du phénomène « attractivité des étudiants » est donc étranger au classement de Shanghai. On distingue pour la suite deux catégories :
- les pays accueillant plus de 150 000 étudiants internationaux, soit les dix premiers foyers d’accueil au monde, moins les USA ;
- les 26 autres, dont la population étudiante étrangère est supérieure à 20 000 et inférieure à 150 000 individus.
Il apparaît qu’il n’y a, pour ces neuf pays, aucune corrélation entre leur rang dans le classement de Shanghai et leur attractivité, puisque le coefficient de détermination s’effondre à 0,06. Quels sont alors les principaux facteurs qui interviennent dans les choix des étudiants mobiles ?
Dans le cas des pays anglophones : Australie, Royaume-Uni et Canada (considéré comme anglophone car à peine 18 % des étudiants internationaux accueillis étaient inscrits dans la province francophone du Québec en 2018), on peut faire l’hypothèse raisonnable selon laquelle le fait d’enseigner dans la langue véhiculaire mondiale confère un avantage concurrentiel substantiel. Celui-ci est évidemment inséré dans un faisceau de causalités propre à chaque nation.
La Russie, le Japon et la Turquie ont quant à eux un bassin de recrutement très majoritairement, voire presque exclusivement régional.
Ces structures prennent leurs racines dans l’histoire et la géopolitique de ces puissances régionales et/ou mondiales, qui recrutent largement dans une sphère d’influence héritée ou renouvelée, tout en cherchant à élargir leur rayon d’attractivité. Dans le cas russe, on retrouve en sus une situation d’avantage linguistique comparable à celle des pays anglophones, du fait d’un enseignement dans la langue vernaculaire régionale (héritage de la période soviétique).
Dans le cas de la France, le bassin de recrutement est planétaire, mais avec une nette sur-représentation des pays africains : 26 % des étudiants internationaux étaient en effet originaires du Maghreb en 2020, et 23 % d’Afrique subsaharienne – soit une moitié des effectifs internationaux originaire du continent africain. Il semble évident que l’on observe ici, au moins en partie, un reflet de l’histoire coloniale du pays, et un effet de son rayonnement linguistique, qui en est un héritage.
Il apparait ainsi que pour chacun de ces pays, l’attractivité est largement déterminée par des facteurs historiques, linguistiques, politiques et géopolitiques et/ou par la réputation régionale ou planétaire de longue date de son enseignement supérieur.
Et l’Allemagne ? Son rayon d’attractivité est planétaire, le flux entrant se caractérisant par une ventilation très équilibrée des contingents et une bonne représentation de toutes les régions du monde, à l’exception de l’Afrique subsaharienne. Les étudiants venus de Chine et d’Inde constituent désormais les deux sous-groupes les plus importants numériquement (17,5 % du total en 2020), comme – dans une mesure moindre – dans les grands pays anglophones d’accueil qui la précèdent au classement (USA = 49 %, Australie = 46 % et Royaume-Uni = 36 % en 2020). Or, contrairement aux cas précédemment cités, les origines des étudiants internationaux ne révèlent pas de bassin de recrutement « naturel » ou « captif » hérité de l’Histoire et/ou lié à un facteur linguistique. Deux remarques en découlent. Premièrement, l’Allemagne et son enseignement supérieur présentent un degré élevé de qualité et de pertinence. Deuxièmement, elle a su rendre ces atouts visibles, sur un marché global devenu hyper compétitif. Il n’est pas déraisonnable de faire ici l’hypothèse selon laquelle le classement de Shanghai a contribué – dans une proportion qu’il n’est pas possible d’objectiver – à accroître cette visibilité par un effet d’affichage, largement bâti par les grands médias. Ceci est d’autant plus probable que les classements sont particulièrement valorisés dans la Chine contemporaine, premier pays d’origine des étudiants étrangers en Allemagne.
La Chine (9e pays d’accueil, 2e au classement de Shanghai), enfin, se singularise par le fait que les chiffres de la mobilité entrante sont, avec 201 177 étudiants internationaux accueillis en 2018, faibles par rapport à ce que l’on attendrait à partir de l’excellent classement de ses universités. Si, comme au Japon, la langue est un obstacle, le manque de libertés, y compris dans l’enseignement, constitue sans nul doute le principal frein à l’attractivité du supérieur chinois. Une autorisation est d’ailleurs nécessaire pour pouvoir accueillir des étudiants étrangers ; à ce jour, seuls 337 établissements y sont habilités. Dans la mesure où les autorités chinoises avaient très largement bâti leur stratégie d’internationalisation sur les performances de leurs institutions telles que mesurées par l’ARWU, le cas chinois démontre plutôt que le classement de Shanghai ne produit pas les effets attendus. Les critères prioritaires pour le choix des étudiants sont ailleurs.
Que se passe-t-il si, pour finir, on élimine les très grands pays d’accueil, pour ne retenir que ce second groupe, soit 26 pays ?
On constate que la corrélation est, pour cet échantillon, tout aussi inexistante, avec un coefficient de détermination de 0,05. Il n’y a pas non plus d’effet de seuil : si l’on ne retient que les 14 pays ayant au moins 5 institutions classées dans le top 500 de Shanghai, ce qui peut être considéré comme un nombre minimal pour que l’enseignement supérieur du pays jouisse d’une réelle visibilité, le coefficient de détermination demeure quasiment inchangé (de 0,05 à 0,06).
La différence significative entre la corrélation sur 35 pays (R²=0,45) et l’absence de corrélation sur les deux sous-populations des 10 premiers moins les USA et des 26 suivants met en lumière que l’hétérogénéité des pays, en partie masquée dans le grand groupe, est l’une des causes de la faiblesse de ces coefficients. Il nous semble ainsi intéressant de poursuivre la réflexion en considérant des pays de niveaux de développement et de structures politiques voisins.
L’Union européenne est un bel exemple d’un tel espace ; on compte 15 pays membres parmi les 36 premiers pays d’accueil ici considérés, de l’Allemagne à la Finlande.
Pour cet échantillon, le coefficient de détermination s’élève à 0,81, son niveau le plus élevé jusqu’à présent. Comment interpréter ce chiffre ?
La modélisation à l’échelle de l’UE révèle en fait que :
1. Il faut un éventail de destinations possibles assez homogène pour que le niveau d’attractivité soit fortement corrélé au ranking selon Shanghai. En d’autres termes, un bon classement n’intervient que de manière secondaire pour expliquer les choix des étudiants mobiles.
2. Une très bonne corrélation n’est pas en lien avec le niveau de richesse absolue des pays. Il y a en effet une grande hétérogénéité sur ce plan entre les pays européens, avec un facteur de 19,5 entre le PIB le plus faible (Grèce), qui est aussi la valeur la plus faible des 36 pays intégrés à l’étude, et le plus élevé (Allemagne). Cet écart est plus important que dans les autres sous-populations. Par conséquent, le PIB ne saurait être un facteur explicatif de ce degré élevé de corrélation pour les pays de l’UE.
Le tableau ci-après permet d’explorer plus avant cette question du lien entre niveau de richesse, classement de Shanghai et attractivité.
Premièrement, on constate que le niveau de richesse absolue des pays, mesurée par leur PIB, est assez étroitement corrélé à leur rang dans le classement de Shanghai. C’est logique, puisque le PIB conditionne le potentiel de recherche d’un pays. La part variable de non-corrélation est très liée aux choix politiques : si certaines nations décident de consacrer une part importante de leur richesse nationale à la recherche tout en la concentrant dans un nombre réduit d’institutions très performantes – comme c’est majoritairement le cas au sein des pays les plus riches de l’UE –, d’autres optent au contraire pour une ventilation importante des financements entre une multitude d’institutions, pour assurer une compétence universitaire diffuse répondant à des besoins de formation de masse. C’est le modèle en vigueur en Inde, au Mexique et au Brésil, dont on voit clairement combien leur gigantisme tire la corrélation PIB / classement vers le bas (12 % pour le sous-groupe des 26, contre 62 % une fois ces 3 pays extraits de l’échantillon).
Deuxièmement, la confrontation de ces différents chiffres montre clairement qu’il n’y a aucune corrélation entre le niveau de richesse totale – et, partant, le potentiel académique d’un pays – et la quantité d’étudiants internationaux accueillis sur son sol.
Au bout du compte, le fait qu’une corrélation très forte entre le PIB et le nombre d’étudiants internationaux accueillis soit observée uniquement dans le groupe des pays membres de l’UE signifie que ce sont en fait les modèles sociétaux qui sont attractifs. Les pays européens ont en effet en commun, entre autres, d’être des démocraties libérales qui investissent massivement dans l’éducation et la recherche, et qui présentent un PIB par habitant élevé. Tout ceci attire les étudiants.
La question posée était de savoir s’il y avait ou non une corrélation entre le niveau d’attractivité d’un pays et son classement selon Shanghai. Les chiffres révèlent que lorsque les modèles sociétaux sont comparables, le score des pays dans le classement de Shanghai est très fortement corrélé à leur attractivité, mais que cette attractivité est tout autant corrélée à leur PIB. Dans tous les autres cas, ce score n’intervient qu’à la marge dans les décisions des étudiants, notamment par un effet d’affichage susceptible de renforcer les tendances existantes. Cette affirmation ne s’applique toutefois pas aux choix d’établissements, pour lesquels il est probable que la visibilité conférée par un bon ranking joue un rôle réel.
Le classement de Shanghai n’est pas pour autant dénué d’intérêt. Mais il convient de souligner que les pressions politiques qu’il a engendrées, sans justification statistique évidente pour ce qui concerne les mobilités estudiantines, conduisent certains à négliger les autres leviers d’attractivité, nombreux, qui sont à la portée des acteurs politiques et universitaires. C’est une proposition – voire une promesse – d’ensemble que choisit un étudiant pour réaliser sa mobilité, et ainsi venir alimenter cette formidable machine à produire du soft power.
Pour conclure, il n’est pas sans intérêt de constater qu’après avoir créé un classement devenu rapidement célèbre, la Chine a annoncé en mai-juin 2022 que ses plus grandes universités (Beida, Tsinghua, Fudan et Renming, entre autres) allaient s’en retirer, estimant que les critères retenus ne tiennent pas suffisamment compte d’éléments d‘excellence spécifiquement chinois. Rappelons que le classement de Shanghai a été initialement conçu pour observer comment, face à un référentiel externe supposé fixe et aisément quantifiable, les universités chinoises progresseraient au cours du temps. La Chine ayant désormais atteint un objectif élevé de performance dans ce système, elle choisit de prendre son indépendance, bien consciente que confier les clefs du système de mesure de performance à des normes venues d’ailleurs conduit à aliéner une partie de sa souveraineté intellectuelle et organisationnelle.