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Géométrie compétence ou obsolescence dans l’enseignement du XXIe siècle ?

Géométrie compétence ou obsolescence dans l’enseignement du XXIe siècle ?
Par Nikola Damjanovic
15.06.2021

Pour faire place à l’enseignement de nouvelles compétences en mathématiques au XXIe siècle, l’OCDE propose de réduire la part des programmes consacrée aux disciplines traditionnelles, surtout à la géométrie. Pour l’OCDE, les compétences mathématiques pour le XXIe siècle concerneraient surtout les statistiques, les probabilités, et plus largement les mathématiques appliquées qui formeraient ensemble les compétences techniques permettant de comprendre les faits, les chiffres, les statistiques et les données.

Mais est-il vraiment pertinent de réduire l’enseignement en géométrie ?

Commençons par remarquer que la géométrie est l’une des disciplines mathématiques les moins discriminantes, autant du point de vue du niveau général d’un élève en mathématiques que du point de vue de son milieu social. La raison de cette universalité est simple : la géométrie est partout autour de nous depuis notre naissance, elle fait partie de nos activités motrices comme visuelles. Dans la première partie de son éducation scolaire, un élève peut rejoindre un cours de géométrie à tout moment, indépendamment de ses acquisitions passées. Cela n’est pas le cas en général en mathématiques, où la maîtrise des notions précédemment étudiées est en général nécessaire pour aborder un nouveau sujet. Par ailleurs, la géométrie « classique » correspond à des représentations du réel très visuelles, accessibles à un grand nombre, et pertinente pour de nombreux métiers notamment des métiers du bâtiment ou de l’artisanat (maçon, charpentier, menuisier, ébéniste, ferronnier…). En France, le programme de mathématiques contient aujourd’hui encore une proportion significative de géométrie. Dans certains pays, où les méthodes et les contenus d’enseignement sont différents, et où les élèves sont répartis entre écoles privées et écoles publiques selon leur provenance sociale, la géométrie conserve une place importante dans la maquette pédagogique des écoles privées.

La première question que l’on peut se poser est donc celle de savoir si la diminution du nombre d’heures en géométrie pourrait risquer d’accentuer une discrimination sociale déjà très présente dans l’école en France. La réponse n’est pas immédiate, et mérite que l’on y réfléchisse sérieusement.

La géométrie reste aujourd’hui encore une des rares disciplines mathématiques dont le développement actuel (les travaux de la recherche récents) n’est pas entièrement et indispensablement lié aux capacités de traitement de l’information d’un ordinateur. Pour des pays disposant de peu de ressources financières pour l’enseignement, cela offre la possibilité de fournir aux élèves un enseignement solide de géométrie, pouvant même aller quasiment jusqu’aux développements les plus contemporains, avec tous les bénéfices intellectuels qui vont avec, à des prix très bas : un tableau et une craie suffisent à développer chez les élèves des raisonnements très poussés. 

L’ordinateur n’est pas indispensable pour l’enseignement de la géométrie. Cependant la variété de sujets en géométrie offre une vaste palette d’objets à étudier et d méthodes d’enseignement. Lorsqu’on peut disposer d’un ordinateur, on a la possibilité de rendre interactive cette diversité, et de créer ainsi de l’intérêt dans des groupes d’élèves très hétérogènes. Par exemple, l’utilisation de différents outils de visualisation en fonction des affinités de chaque élève peut largement aider à la compréhension des problèmes et à leur résolution.. En revanche, de mauvais résultats des élèves en géométrie s’expliquent souvent moins par l’abstraction des sujets traités que par la façon dont elle est enseignée. Pour qu’un élève retire pleinement les bienfaits de son apprentissage de la géométrie, il faut avant tout une solide réflexion pédagogique des enseignants.

Du point de vue du développement humain ensuite, l’enseignement de la géométrie classique nous parait développer des traits de compétences riches et importants chez un élève : représentation dans l’espace, créativité (par le dessin), indépendance des jugements et des comportements (par la rigueur des règles). La géométrie reste la discipline des mathématiques qui incarne le plus une liberté de pensée et dans laquelle l’approche algorithmique de résolution de problèmes a le moins de succès. Chaque problème en géométrie est différent, et il n’existe pas une « recette » commune de résolution. Face à chaque problème géométrique, l’élève doit faire véritablement preuve de créativité, il ne lui suffit pas de recopier les résultats de l’exercice précédent en en changeant les données. C’est peut-être pour cela que la géométrie est le domaine mathématiques le plus à même de faire découvrir à un élève la joie d’avoir une « intuition » … (si elle se révèle vraie ! ).

Comme pour chaque sous-discipline des mathématiques, l’étude de la géométrie enrichit la connaissance générale et la compréhension du monde de l’élève. Mais son étude a ceci de plus qu’elle impacte directement différents types de raisonnement et de sensibilités :  pratique, axiomatique et esthétique.  Le raisonnement pratique est développé grâce à la notion d’espace, et à des constructions géométriques. Les preuves des théorèmes en géométrie classique demandent la connaissance de l’axiomatique euclidienne, et développent le sens de la rigueur chez étudiants : « Axiome :  Deux points définissent une et seule une droite. Lemme : Une droite et un point en dehors de la droite définissent un et un seul plan. »  La recherche d’une solution élégante développe chez les élèves l’éducation esthétique. 

Laissons le mot de la fin à I. F. Sharygyn, un géomètre russe : « Pour un développement intellectuel normal, une variété de nourriture intellectuelle est nécessaire. Aujourd'hui, les mathématiques, en particulier la géométrie, sont l'un des rares produits écologiques et complets consommés dans le système éducatif. La géométrie peut et doit devenir un objet avec lequel nous pouvons équilibrer le travail du cerveau, améliorer l'interaction fonctionnelle entre les hémisphères. La géométrie est une vitamine pour le cerveau. »

Si l’on ajoute la grande accessibilité sociale de la discipline, car elle parle à tous (plus ou moins) quelle que soit son origine, il serait prudent de bien réfléchir avant de limiter férocement l’apprentissage de la géométrie, sous prétexte de faire apprendre des mathématiques « utiles ». Réfléchir peut l’être davantage.

Par Nikola Damjanovic
15.06.2021
Voir les références

[1] OECD : Education & Skills Online Technical Documentation

[2] J. NAIDOO : Does Social Class Influence Learner Reasoning in Geometry? Global Journal of Medical research Interdsciplinary Volume 13 Issue 3 Version 1.0 Year 2013

[3] I.F. SHARYGIN : Does the school of 21st century need geometry ?