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Avenir des institutions d’enseignement supérieur

Avenir des institutions d’enseignement supérieur
Par Pierre Tapie
06.05.2021

Encore en pleine gestion opérationnelle de la crise sanitaire, les institutions d’enseignement supérieur ont du mal à imaginer leur avenir. Cet épisode aura surtout servi d’accélérateur aux transformations déjà à l’œuvre.  Les capacités spécifiques des différents établissements, mais également les choix sociaux et politiques des différents pays, sont en train de dessiner le paysage de l’enseignement supérieur mondial des prochaines décennies.

Entre 2000 et 2015, le secteur de l’enseignement supérieur a connu une croissance spectaculaire avec un doublement du nombre d’étudiants dans le monde. Une certaine euphorie a alors envahi le secteur, entrainant une inflation importante aussi bien des coûts de production des formations que des droits de scolarité, en particulier dans les universités les plus prestigieuses.

Cependant, dès avant l’épidémie de COVID 19, un certain nombre de tendances étaient déjà à l’œuvre, qui toutes interrogeaient le modèle de croissance continue et importante sur lequel se basaient de nombreuses institutions (1). Ces tendances affecteront les institutions universitaires, de façon parfois contradictoire (2).   

1. Les tendances déjà à l’oeuvre

1.1. Une vaste transition démographique : si le nombre d’étudiants dans le monde avait doublé entre 2000 et 2015 (+ 100 millions), les prévisions de Paxter prévoient une augmentation totale du nombre d’étudiants en formation initiale de « seulement » 37% entre 2015 et 2035 (+75 millions).  Les populations locales de jeunes étudiants vont décroître en Europe et aux Amériques, tandis qu’elles croîtront au Moyen Orient et dans certains pays d’Asie, et exploseront en Afrique. Les étudiants supplémentaires à former ne seront donc pas dans des pays à forte tradition académique. Les effectifs locaux vont donc progresivement s’évaporer dans les pays les plus construits sur le plan universitaire.

1.2. Les nouvelles possibilités ouvertes par la digitalisation et ses conséquences : la connaissance étant désormais davantage disponible partout, la légitimité sociale d’exiger des frais de scolarité élevés est de plus en plus sujette à controverse. L’arrivée dans l’univers de la formation de nouveaux entrants numériques (GAFAs, EdTechs) met les universités au défi de devenir encore plus pertinentes et singulières, comme des lieux où l’on apprend à intégrer des compétences et à tisser des relations professionnelles et sociales. La puissance de ces entreprises, tant par la finance que la valeur de marque, fait qu’elles pourraient créer des ruptures majeures dans le champ éducatif, en s’appropriant une légitimité nouvelle, privée et lucrative, dans le champ de l’éducation. Rares sont les acteurs qui apprécient cette évolution à sa juste mesure.

1.3. L’éducation tout au long de la vie : historiquement, les universités avaient été pensées et calibrées pour la formation initiale des jeunes adultes, les armant pour la vie : programmes organiquement cohérents répartis sur plusieurs années, expérience de vie sur les campus et solidarité de promotion… La rapidité des transformations techniques et la profusion  des savoirs entrainent les institutions dans des modèles radicalement différents de propositions « à la carte », où chacun bâtit sa propre cohérence au fur à mesure de ses besoins et de ses envies.

Ces trois tendances se conjuguent avec des évolutions géopolitiques très contrastées quant aux  investissements dans la science et la recherche : dans certains pays, l’acceptabilité publique de l’effort collectif et de l’investissement intellectuel permet de rester (ou devenir) des acteurs scientifiques et technologiques de premier rang, alors que dans d’autres pays économiquement avancés, les investissements à long terme dans la science et la recherche ont joué le rôle de variable d’ajustement dans des arbitrages budgétaires délicats.

Paradoxalement, l’impact principal de la crise du CoVid sera donc sans doute simplement d’accélérer les tendances déjà à l’œuvre. Le changement principal consistera en une baisse, au moins provisoire, de la mobilité géographique étudiante, qui impactera sévèrement certains modèles basés largement sur la contribution financière des étudiants internationaux. Une incertitude majeure concerne le niveau d’ouverture ou de fermeture internationale à moyen terme, qui dépend de données politiques, sanitaires et écologiques en plein bouleversements.

Dès lors, quels que soient les scénarii sur ce dernier sujet, les grandes tendances déjà présentes, transition démographique, digitalisation et formation tout au long de la vie, affecteront les institutions universitaires de manière contradictoire, en fonction de ce qu’elles sont aujourd’hui.

2. L’incidence parfois contradictoire de l’accélération de ces tendances sur les institutions universitaires

2.1. Les universités considérées comme d’excellence mondiale – dans le top 50 des rankings – reposent en général sur des modèles économiques « chers » : recherche d’excellence, professeurs de renom, moyens financiers considérables. Elles devront apprendre à opérer plus frugalement. Si les produits financiers des capitalisations universitaires anglosaxonnes (les « endowments ») continuent de pâtir de la crise économique, ces institutions seront écartelées entre dégrader leurs finances pour recruter d’excellents étudiants peu solvables ou recruter des étudiants moyens venus de pays riches. Alors que, dans les disciplines scientifiques, les laboratoires américains tournent déjà essentiellement avec des doctorants asistiques, il y a un vrai risque de triple dégradation pour eux : dégradation de leurs moyens financiers (les endowments), et de démograhie américaine à la baisse. Ce dilemme sera aggravé dans un scénario de fermeture internationale, où les universités n’auront d’autre choix que de recruter localement des étudiants moins nombreux dans une classe d’âge. Est-ce que certaines de ces universités oseront investir localement dans les pays émergents, au plus près des marchés des étudiants ? Selon quels modèles scientifiques et économiques ? Les quelques rares institutions d’excellence mondiale basées sur des modèles plus frugaux auront la chance de modèles plus durables ; les rares institutions françaises dans le top 50 sont de fait frugales.

2.2. Les pays émergents seront les endroits les plus transformants de l’enseignement supérieur.

  • Les moins avancés feront face à des tsunamis démographiques, avec des augmentations de la demande étudiante de + 200%, (Nigeria) + 400% (Angola), voire + 700% (Tanzanie) dans certains pays, et les capacités d’accueil constitueront le facteur limitant. Dans ces cas, seule la digitalisation permettra de traiter de tels nombres. L’enjeu de la qualité de l’encadrement pédagogique risque de compromettre la capacité des institutions à se projeter dans une véritable recherche à long terme.
  • Parmi les pays à revenus intermédiaires, on verra certainement apparaître de nouveaux géants intellectuels, comme la Chine aujourd’hui, potentiellement l’Inde et quelques autres.

2.3. Entre ces deux situations opposées, un grand nombre d’institutions d’enseignement supérieur, tout particulièrement en Europe, dans une moindre mesure au Japon ou en Corée du Sud, auront de larges occasions de mettre en œuvre leurs compétences. Elles ne sont pas trop riches, leurs modèles économiques sont « modestes », leur rapport performance/coût est bien plus élevé que certaines institutions aux noms très prestigieux. Elles peuvent saisir les déplacements démographiques, digitaux, et ceux de l’éducation tout au long de la vie comme autant d’opportunités pour se réinventer, à un coût raisonnable pour leur usager.

À n’en pas douter, ces acteurs académiques peuvent être largement contraints par les choix sociaux et politiques des pays dans lesquels ils opèrent, qu’il s’agisse de financement de l’enseignement supérieur, de liberté donnée ou non aux établissements, d’ouverture à l’innovation organisationnelle.  Selon que le scénario sera celui de l’ouverture ou de la fermeture des frontières, l’esprit des formations proposées sera différent. Selon la disposition des sociétés à investir à long terme dans la jeunesse, la formation et la recherche, l’enseignement supérieur pourra ou non être un moteur plus ou moins efficace de la construction du « monde d’après ». Selon l’autonomie et la confiance accordée aux institutions dans leur diversité, les capacités de recherche et d’invention de nouveaux modèles seront plus ou moins fécondes.

À toutes les époques et dans toutes les régions du monde, les universités ont été des lieux d’invention de l’avenir, au service de leurs sociétés. Les institutions d’enseignement supérieur peuvent être des acteurs engagés pour agir auprès des gouvernements et des sociétés pour un monde ouvert. Cependant, leur pouvoir de conviction dépendra de la perception publique de leur volonté à servir la société au sens large, et non de travailler à leurs intérêts propres. Les acteurs de l’enseignement supérieur devront trouver un chemin étroit pour que leur recherche d’autonomie, comme celles de crédits (publics ou privés) supplémentaires ne vienne mettre en danger leur légitimité.

Certains sauront le faire, d’autres non. Les scénarios sont ouverts, pour le meilleur et pour le pire.

Par Pierre Tapie
06.05.2021